Nous nous évertuons depuis longtemps à dire combien les fromages d’ici ont un petit je-ne-sais-quoi d’unique. Steve Labrie, lui, étudie le pourquoi dans le cadre de ses recherches à titre de directeur du Centre de recherche en sciences et technologie du lait (STELA) et professeur titulaire à l’Université Laval. Nous l’avons contacté afin qu’il nous explique : qu’est-ce donc qui les rend si bons?
Peu importe où le camembert est fait, c’est du pareil au même, non? La réponse courte est non, pour plusieurs raisons. Déjà, il faut comprendre que les fromages sont des produits « vivants », c’est-à-dire qu’ils comprennent des quantités importantes de micro-organismes encore vivants au moment de la consommation, comme tous les autres produits laitiers fermentés tels que le yogourt et le kéfir, par opposition aux produits avec cuisson qui les tuent, par exemple le pain.
« Pour chacune des variétés de fromage – notamment les cheddars, suisses, camemberts, fromages à croûtes lavées comme le OKA –, on va utiliser un cocktail de micro-organismes qui permettra de créer la variété qu’on désire », souligne Steve Labrie.
Voilà d’où vient le beau duvet blanc à la surface des camemberts : un type de moisissure (une bonne!). Même chose pour les fameux trous dans les fromages suisses. « Ce ne sont pas des souris qui les font, mais bien des micro-organismes qui produisent des gaz, des bulles d’air », ajoute-t-il.
Les amis invités au cocktail
Si cela s’arrêtait là, tous les fabricants avec la recette en main pourraient produire une variété en particulier. Mais d’autres micro-organismes peuvent intervenir aussi pour jouer plus subtilement sur leur texture.
« Certains sont responsables de les rendre bien fermes, ou encore, plus moelleux et même coulants comme le camembert vieilli », mentionne celui qui a travaillé depuis les 15 dernières années avec son équipe de chercheurs sur 27 fromageries de la province.
Puis, il y a tous ceux qui agissent sur les descripteurs du goût, comme l’amertume, l’acidité, ou le côté sucré et salé.
Les amis non invités, mais plus que bienvenus
Il y a donc les amis bactériens que l’on invite volontairement, que l’on ensemence dans le lait, mais il y a aussi les autres, moins contrôlés, relatifs à l’environnement, au type de troupeau fournissant le lait et à l’alimentation des animaux, qui changent la dynamique déjà présente : on les appelle « la flore naturelle ».
« Beaucoup de bactéries émanent de l’environnement même de la fromagerie, notamment de la cave d’affinage, de l’air ambiant et des tablettes de vieillissement, et contribuent positivement à la qualité du produit, explique Steve Labrie. On les contrôle plus ou moins dans le sens où on sait qu’elles sont présentes, mais on ne peut pas décider de la quantité voulue. »
C’est parmi cette flore que l’on retrouve vraiment des éléments typiques, propres aux fromageries du Québec. Le goût principal vient donc du ferment, et la complexité du goût, elle, provient de la flore naturelle.
« Disons que vous et moi possédons chacun notre fromagerie et notre propre cave d’affinage, illustre-t-il. Si vous produisez un fromage et que l’on décide d’affiner une partie de celui-ci dans votre cave et une autre dans la mienne, on obtiendra une différence entre les deux produits. Pourquoi? Parce que la microflore de votre cave diffère de la mienne. »
C’est pour ça, dit-on, qu’’être fromager est un art : il détient le contrôle de la qualité du produit et lui donne son caractère particulier.
Vers une appellation contrôlée comme les vins ?
Comme pour les vins, une appellation en fromage sert à montrer le caractère distinct de ses produits. « En France, il en existe plusieurs où on a des regroupements de plusieurs fermes et plusieurs entreprises, explique-t-il. Par exemple, si on veut faire un camembert d’appellation protégée (camembert de Normandie AOP), il y a une procédure à suivre, un gage que le produit aura été effectué de cette manière-là. »
Au Québec, on a une autre façon de le voir : chaque fromagerie développe son propre fromage voire plusieurs variétés de fromages. « Pour obtenir une appellation, il ne suffit pas d’être la seule ferme au centre-ville de Québec », donne-t-il en exemple de façon fictive, « il faut documenter scientifiquement en quoi notre fromage se distingue des autres. »
C’est justement sur quoi se penche une étude de l’équipe de M. Labrie, qui analyse une vingtaine de fromages de la province sur deux années bien distinctes pour arriver à faire une empreinte digitale de la flore des fromages d’ici.
Pour l’instant, il n’existe qu’une seule appellation réservée au Québec, celle pour les fromages de lait de vache canadienne – une race plus rare qui se trouve seulement aux Îles-de-la-Madeleine et à Charlevoix, deux régions distinctes. Mais d’autres pourraient s’ajouter au fil du temps. Cela dit, l’appellation n’est qu’une certification. L’unicité de nos fromages d’ici, elle, n’est plus à prouver, comme le montrent les nombreux prix remportés à l’international dans les dernières années.